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Autoportrait croisé

La Rencontre a été à juste titre valorisée par les surréalistes mais la plupart du temps, il s'agissait de Rencontre amoureuse. Je ne pense pas que l'idée de Rencontre universitaire les aurait séduits.

 

Pourtant telle est mon expérience: j'explore le monde de Gisèle Prassinos depuis ma lecture d'un de ses romans, Le Grand repas, Grasset 1966. Elle y parle de la Mère mythique, alchimiste au cœur de l'Ancienne Maison, celle de l'enfance, transformant les terreurs du Dehors en douceurs de Dedans. Rien d'édulcoré dans ce langage de pure et limpide poésie qui n'ignore ni la cruauté ni l'humour noir.

 

Surréaliste? Certes le groupe d'André Breton a reconnu en elle à l'âge de 14 ans, l'incarnation de l'écriture automatique: ses premiers textes écrits "sans chercher" leur avaient été montrés par son frère, son aîné de 4 ans, le peintre Mario Prassinos. Une célèbre photo de Man Ray la représente, fillette au grand col blanc en train de lire ses poèmes devant des messieurs médusés. Il y a là, à côté des jeunes introducteurs Henri Parisot et Mario Prassinos, André Breton, Paul Eluard, Benjamin Péret, René Char. C'est leur "Alice II" en prise directe avec les forces obscures du désir, publiée de 1934 à 1939 par les revues et les éditeurs prestigieux.

 

"J'illustrais leur théorie" dit-elle avec la percutante simplicité qui la caractérise. Tout l'appareil stratégique du surréalisme l'indiffère profondément. D'ailleurs, sa tranquille constatation se vérifie en 1958: ses thuriféraires ignorent la maturité artistique de celle à qui ils ont donné une fois pour toutes le rôle de " femme-enfant". C'est lors de ce retour à l'écriture, après une longue période de quasi silence où elle passe "à l'acte conscient d'écrire", que je l'ai découverte, dans sa période des romans autobiographiques inaugurée par le récit d'enfance Le Temps n'est rien, Plon 1958, pour moi dans les années 1970: je cherchais un sujet de thèse, me dirigeant de façon chaotique vers l'enseignement supérieur, aussi démunie de plan carriériste dans mon domaine que Gisèle Prassinos dans le sien. Je ne le regrette pas plus qu'elle: sans mon inconscience, je n'aurais jamais choisi un auteur pour lequel il n'était pas encore possible de "s'asseoir" confortablement sur les écrits déjà accumulés à son sujet, a fortiori un auteur femme suspect par définition à l'immuable Tradition de l'Université française. J'en ajoutai dans l'hérésie en optant pour un sujet féministe: " Le Discours féminin dans Le Grand repas de Gisèle Prassinos", ignorant de m'adresser aux rares patrons qui s'étaient quelque peu emparés de "l'enfant prodige du surréalisme" et dont je me sentais à tort indépendante puisque j'avais privilégié un autre point de vue, maladresse insigne que je mesurai quand l'un d'entre eux, une femme qui plus est, me ferma la porte que je prétendais ouvrir par la qualité estampillée de mon travail. Mais il en est ainsi du hasard objectif: j'avais ouvert une autre porte bien plus intéressante, celle du Monde suspendu de Gisèle Prassinos, entre enfance et maturité, entre rêve et réalité, entre prose et poésie.

 

 Gisèle est venue en chair et en os assister à la soutenance en Sorbonne, protestant malicieusement de son ignorance, elle qui est imprégnée d'une immense culture, la vraie, respirée depuis son enfance dans sa famille d'artistes, exilés grecs venus d' Istambul alors qu'elle avait 2 ans, en 1922. Père érudit, autorité spirituelle "naturellement " transmise au fils selon la mentalité orientale alors que la petite sœur, compagne depuis toujours de merveilleux jeux créatifs, n'est plus tout à fait du côté des femmes vouées au bien-être domestique. Je commençai à explorer les facettes d'une de ces œuvres rares consubstantielles à leur auteur, œuvre écrite d'abord mais aussi graphique et plastique. J'ai fait avec elle des voyages passionnants: en Belgique aux Facultés universitaires de Bruxelles et Namur devant des étudiants enthousiastes et à Washington pour une exposition qui lui était consacrée à la Maison Française. A 93 ans, elle avait  toujours ses yeux d'enfant et de poète, voyant manifestement l'envers des choses et des êtres.

 

Surréaliste donc? Le mot ne lui est pas nécessaire, trop galvaudé, hypothéqué: elle préfère "étrange". Etrange, la vie dans sa quotidienneté, son apparente normalité, étrange, le passage de l'enfance à l'âge adulte, étrange, le devenir femme imposé par la norme sociale, étrange le corps " cette machine-là". A Washington, ce qui lui importait beaucoup plus que sa gloire, c'était la collaboration amicale qui avait permis l'événement- entre Madeleine Hage, professeur à l'Université du Maryland, Annie Boige, relieur d'art, et moi-même - le surgissement à cette occasion de visages, de sourires nouveaux dans son existence, la beauté et la vigueur des arbres, la splendeur des azalées autour des maisons dans la belle banlieue où nous logions..

 

De ces voyages pourtant, celui que je préfère est l'exposition: j'ai eu la chance de réaliser avec un de ses conservateurs, Claudine Boulouque, la rétrospective de la Bibliothèque historique de la Ville de Paris grâce à l'accueil de Jean Derens, conservateur général, et à la collaboration d'Annie Boige. Merveilleuse aventure humaine autant qu'intellectuelle dont l’aboutissement pérenne est le Fonds Gisèle Prassinos. Pour la première fois, apparaissait l'œuvre complet dans sa richesse et sa profonde cohésion. Les tentures surtout, son "artisanat" révélaient toute leur force ludique. L'assemblée très docte du Centre international culturel de Cerisy la Salle a été conquise par sa "Salomé et la tête de Saint Jean" en 1997 et par son "Saint François" en 1999, présentation que j'assortissais d'une exposition ( l'humour objectif existerait-il?) à l'abbaye de Hambye dont le titre pourrait être un prélude à des engouements futurs : " La légende dorée de Gisèle Prassinos".

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